Arrêter de se gâcher la vie est le premier pas vers l’épanouissement personnel. Le psychiatre Christophe André nous propose un programme de désintoxication.
Réussir sa vie, c’est construire un édifice en trois dimensions : matérielle, relationnelle et émotionnelle. Autrement dit : atteindre ses objectifs, tout en préservant de bonnes relations et une bonne image, sans pour autant sacrifier son bien-être. Une réussite sociale qui nous laisserait malheureux n’est plus considérée par nos contemporains comme un idéal de vie réussie. Mais autant les dimensions matérielles et relationnelles obéissent à une certaine logique, autant la dimension émotionnelle d’une vie réussie, avec ses aspects inconscients (nos névroses) et biologiques (notre tempérament) s’avère plus difficile à contrôler.
Les êtres humains savent depuis toujours la difficulté immense à atteindre le bonheur. Aristote enseignait ainsi que « le sage n’aspire pas au plaisir, mais à l’absence de souffrance ». Plus près de nous, Jules Renard écrivait dans son “Journal” (Gallimard) : « Le bonheur, c’est le silence du malheur. » Comment, alors, ne pas se rendre malheureux ? Voici sept conseils, sept directions plutôt, qui représentent déjà tout un programme…
1) Prendre la décision d’aller bien
Lapalissade ? Pas si évident. Le philosophe Alain avait coutume de dire : « Il faut vouloir être heureux et y mettre du sien. Si l’on reste dans la position du spectateur impartial, laissant seulement entrée au bonheur et portes ouvertes, c’est la tristesse qui
entrera. » Il est toujours plus facile, moins coûteux en énergie psychologique, de se laisser aller au malheur. A l’inverse, faire durer le bien-être nécessite des efforts.
Pour expliquer cela, il y a d’abord des raisons personnelles : il existe des différences nettes entre les individus quant à leurs capacités à se sentir bien. Et des facteurs propres au genre humain : l’évolution semble avoir favorisé chez nous l’existence d’émotions négatives, dont la fonction est d’augmenter les chances de survie de l’espèce. La peur favorise la fuite ou le combat, la colère intimide les adversaires ou les rivaux, la tristesse attire la compassion, etc. Mais la nature, si elle a eu le souci de notre survie, n’a guère eu celui de notre qualité de vie. Le spectre des émotions et humeurs positives est beaucoup plus restreint, plus labile, et d’accès plus coûteux en termes d’énergie psychologique.
2) Ne pas laisser trop d’espace au sentiment de malheur
Si les émotions négatives sont occasionnelles, peu durables et perturbent moyennement notre quotidien, on peut attendre qu’elles disparaissent d’elles-mêmes. Mais flirter avec le malheur, valorisé notamment par le romantisme au XIXe siècle, comporte certains dangers que la psychologie commence à mieux étudier. Laisser libre cours à une émotion négative risque d’en prolonger la durée. On croyait auparavant à un certain effet cathartique : se plaindre permettait d’alléger sa souffrance, par exemple. Il semble que cela soit souvent l’inverse : la plainte répétée et sans réponse peut transformer en victime de la vie. Et le malheur se nourrit de lui-même : plus on s’y laisse aller, plus on en prolonge la durée. De plus, s’abandonner au sentiment de malheur va faire passer peu à peu d’une émotion négative ponctuelle – on se sent malheureux – à une vision négative durable – on a une vie malheureuse. Enfin, cela prépare le retour des émotions négatives ultérieures : le phénomène est bien connu dans la dépression, qui a une très forte tendance à la récidive, et il a été démontré en ce qui concerne l’humeur triste quotidienne.
3) Prendre soin de soi, surtout quand on ne va pas bien
Encore une évidence ? Oui, mais mille fois contredite par l’observation. La plupart des anxieux et des déprimés font exactement l’inverse. Plus ils vont mal, plus ils se maltraitent (en ne voyant plus leurs amis, en ne pratiquant plus leurs loisirs préférés…) et plus ils se maltraitent, plus ils vont mal.
Le cercle vicieux est alors enclenché. Faire des choses agréables lorsqu’on ne va pas bien ne relève pas de l’évidence, car on n’en a pas envie. Or, tous les travaux disponibles montrent qu’il faut réamorcer cette envie par des efforts initiaux (telle la remise en marche d’un moteur qui a calé). Et qu’il ne faut pas se tromper d’objectif : lorsque l’on va mal, le but des activités agréables n’est pas de nous rendre heureux, mais d’empêcher le mal-être de s’aggraver ou de s’installer.
4) Pas de perfectionnisme ni d’obsession du bien-être
Flaubert, en parlant du bonheur, écrivait : « As-tu réfléchi combien cet horrible mot a fait couler de larmes ? Sans ce mot-là, on dormirait plus tranquille et on vivrait à l’aise. » (in “Dictionnaire des idées reçues”, Maxi-Livres, 2001) Inutile de prendre le cher Gustave à la lettre, mais tout de même… La recherche du bien-être ne doit pas virer à l’obsession, et le droit au bonheur – inscrit par exemple dans la constitution américaine – ne doit pas se transformer en « devoir de bonheur », selon l’expression de l’écrivain Pascal Bruckner.
D’autant que le sentiment de malheur, qui fait partie de l’existence, peut parfois être utile, en nous faisant réfléchir ; ou nécessaire, en nous faisant ouvrir les yeux sur des réalités désagréables. Nous ne pouvons pas éviter sa rencontre, mais il est à notre portée d’en faire un bon usage.
5) Face aux soucis quotidiens, réfléchir, ne pas ruminer
L’étude du psychisme des anxieux montre qu’ils ont toujours des tracas en tête, mais que, paradoxalement, jamais ils ne les abordent efficacement : leurs ruminations ne leur apportent pas de solutions. C’est que la vocation du souci est d’être un signal d’alarme (attirer notre attention sur un problème) et non une façon de voir le monde ou de faire face à ses problèmes. Voilà pourquoi l’un des objectifs prioritaires des psychothérapies, notamment cognitives, est d’amener les personnes à considérer leurs malheurs comme des problèmes à résoudre et non comme des malédictions.
On utilise alors une démarche dite “socratique”, qui consiste en un questionnement serré sur ces inquiétudes : qu’est-ce qui relève des faits et qu’est-ce qui relève de l’interprétation ou de l’anticipation ? Est-ce que continuer à me faire du souci m’apporte quelque chose ? Quel est mon scénario catastrophe ? Quelles sont les chances qu’il survienne dans ma vie ? Etc. Rude, mais instructif.
6) Ne pas nourrir d’émotions hostiles
Une grande part de notre malheur vient de la place exagérée que nous faisons aux émotions “hostiles”. Elles sont parfois intenses et tournées contre des personnes précises (rancœur, ressentiment, jalousie, etc.). Le plus souvent, elles prospèrent parce que nous privilégions notre besoin d’avoir raison (« Ils ont tort, ils doivent être punis ») à notre désir de nous sentir bien (« J’en suis la première victime, autant réfléchir à ce que je peux faire d’utile et passer à autre chose. »).
Dans d’autres cas, ces émotions négatives relèvent de l’irritabilité envers les défauts du genre humain, et font poser un regard critique ou cynique sur le monde et ses habitants : « Celle-là, si elle se croit belle… » Le manque de bienveillance est souvent preuve de mal-être, et toujours source de malheur. Philippe Delerm, l’écrivain des « plaisirs minuscules » (“La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules”, Gallimard, 2002), disait pour sa part avoir « choisi de vivre en amitié avec les choses de la terre ».
7) Savourer les moments de bien-être
La meilleure des armes contre le malheur, et la plus agréable à utiliser, c’est sans doute de profiter encore mieux des bons moments que nous offre l’existence. Savourer le bien-être lorsqu’il est là, l’intensifier, le densifier représente un très bon vaccin contre le sentiment de malheur. Vous n’éviterez peut-être pas la maladie, mais ce sera sous une forme atténuée ! Comme toujours, ce n’est pas si facile que cela en a l’air.
Le philosophe André Comte-Sponville parle très justement de toute la difficulté qu’il y a d’être « heureux quand tout va bien ». N’attendons pas l’adversité pour nous rappeler que la vie peut être belle et pour regretter de ne pas en avoir mieux profité… Nous voici revenus au plus ancien et vénérable des conseils de la philosophie, le bon vieux « carpe diem » (« Mets à profit le jour présent »).